Le forage en mer ne sauvera pas l’élite libanaise de sa propre corruption
Alors que le Liban est agité par des troubles politiques, des protestations de masse et la pire crise économique depuis la fin de la guerre civile libanaise en 1990, son président, Michel Aoun, a donné une interview à la radio il y a deux semaines pour annoncer que le pays lançait officiellement sa recherche de pétrole et de gaz offshore dans son segment de la Méditerranée orientale.
Après qu’un consortium Total-Eni-Novatek ait reçu deux des dix blocs d’exploration libanais en 2018, le nouveau ministre libanais de l’énergie, Raymond Ghajar, a annoncé que la société française Total avait lancé les recherches dans le bloc 4 – bien au-delà de sa frontière maritime contestée avec Israël.
S’il faudra des années pour trouver, développer et exploiter des gisements d’énergie dans les eaux libanaises, le potentiel de revenus pétroliers et gazier ont depuis des années été présentés comme un remède au difficultés économiques chroniques du Liban.
La situation financière du pays est en effet devenue particulièrement difficile ces derniers temps, avec une combinaison désastreuse de crises bancaires, monétaires et de la dette alimentant le dégoût du public pour la classe politique du pays et les appels à un changement révolutionnaire de l’ordre politique confessionnel historique.
Les élites libanaises espèrent peut-être que les nouvelles sources de revenus provenant du forage en mer les aideront à préserver un statu quo dont les fondations ont été posées en 1920 et reconstruites après l’accord de Taëf de 1989.
En réalité, le système confessionnel du Liban – dans lequel les pouvoirs de l’État et les postes au sein du gouvernement sont répartis comme butin entre les principaux groupes religieux du pays – est précisément la raison pour laquelle une exploration offshore réussie ne sauvera pas le pays de sa situation actuelle. En effet, les voisins du Liban ont déjà prouvé que les rentes des combustibles fossiles ne remplacent pas les réformes structurelles.
Des fluctuations de l’énergie domestique qui en disent long
Le niveau de colère publique auquel sont confrontés les dirigeants libanais est peut-être sans précédent, mais il n’est guère surprenant. Le citoyen libanais moyen confronté aux défaillances de l’État et de ses services publics au quotidien.
Pour ce dernier, il est évident que le réseau complexe de liens familiaux, commerciaux et politiques qui unit les différentes factions libanaises est responsable avant tout de la situation actuelle des choses.
Le réseau électrique du Liban, qui n’a jamais été correctement reconstruit après la guerre civile et qui est par exemple toujours incapable de fournir une énergie stable à un système économique exsangue.
Selon le gouvernement libanais, plus d’un milliard de dollars sont transférés chaque année à la compagnie nationale d’électricité Électricité du Liban (EdL), principalement pour financer des carburants fossiles. Ces subventions sont une composante majeure de la dette publique insoutenable du Liban, représentant environ 25 % du déficit budgétaire du pays en 2018, et 40 % de la dette publique totale à partir de 2016.
Le poids exubérant de cette dette a rendu l’État libanais incapable de financer des réparations sur son réseau électrique, tandis que les luttes entre factions politiques au sein du gouvernement et la pression des producteurs privés ont étouffé toutes les tentatives de réforme.
À mesure que la crise libanaise s’est aggravée, les services d’EdL se sont encore détériorés. Le mois de janvier a été marqué par d’importantes pénuries d’électricité, certains habitants de Beyrouth recevant moins d’une demi-heure d’électricité sur une journée entière. Sans parler de ceux qui habitent en dehors de la capitale, et doivent vivre avec une électricité est sporadique.
La corruption libanaise s’étend au-delà de ses frontières
Compte tenu de la dépendance du pays au mazout importé pour soutenir son réseau électrique défaillant, la décision du gouvernement en décembre dernier d’attribuer un appel d’offres pour importer 180 000 tonnes de fioul à une société enregistrée à Dubaï, ZR Energy, en a choqué plus d’un. ZR Energy appartient en effet aux frères et hommes d’affaires libanais Teddy et Raymond Rahme.
Ils détiennent séparément des participations dans de nombreuses de banques libanaises. Raymond Rahme, un « ancien combattant de la milice chrétienne » qui serait lié au chef des forces libanaises et ancien candidat à la présidence Samir Geagea, est également impliqué dans plusieurs scandales de corruption au Kurdistan irakien.
Notamment le meurtre de l’entrepreneur américain Dale Stoffel, abattu en Irak alors qu’il se rendait à une réunion avec Rahme en 2004. Lors de son procès aux États-Unis, l’homme d’affaires libanais a été accusé par le gouvernement irakien d’avoir volé 25 millions de dollars dus à Stoffel. Rahme a par la suite occupé un poste de membre du conseil d’administration de la société irakienne Korek Telecom, aujourd’hui au centre d’un litige actuellement en arbitrage entre l’homme d’affaires kurde irakien, également dirigeant Peshmerga, Sirwan Barzani et deux importants investisseurs étrangers, le français Orange et le koweïtien Agility.
Orange et Agility, qui avaient conjointement investi plus de 800 millions de dollars dans Korek, ont été évincés par la Commission des communications et des médias (CMC) irakienne.
Ils ont accusé Raymond Rahme de collusion avec une banque libanaise, IBL Bank, afin emprunter 150 millions de dollars au nom de la société tout en falsifiant les taux d’intérêt au profit de Sirwan Barzani. Rahme est également soupçonné d’avoir utilisé des biens immobiliers à Londres pour corrompre les membres de la CMC irakienne et obtenir leur décision d’exproprier les investissements d’Orange et d’Agility.
Ces accusations ont depuis impliqué le cabinet d’avocats américain Dechert, qui s’est occupé desdites transactions immobilières à Londres. Le chef du bureau londonien de Dechert à l’époque des faits s’avère être nul autre que l’avocat libanais Camille Abousleiman, est également lié aux milices libanaises. Il a ensuite été ministre du Travail du Liban avant de démissionner l’année dernière.
Pour les manifestants libanais, trop c’est trop
Les accusations visant des individus tels que Raymond Rahme peuvent choquer les observateurs occidentaux, mais leur capacité à continuer à faire des affaires au Liban ne devrait pas surprendre compte tenu du sentiment d’impunité total des élites du pays.
Les événements de ces derniers mois ont cependant montré qu’il existait une colère populaire durable à l’égard du statu quo et ses acteurs, qui ne pourra être atténué qu’après de profonds changements structurels.
Bien que les dirigeants confessionnels du pays puissent compter sur de futurs revenus hydrocarbures pour apaiser la population libanaise, il est difficile de prédire l’état du pays lorsque le secteur énergétique offshore du pays sera opérationnel.
Crédit photo : Shahen Araboghlian
Article paru originellement sur Energy Reporters
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