Le marché de l’électricité européen s’appuie sur une vision « à court terme, à très court terme même »
Le Monde de l’Energie ouvre ses colonnes à François Mirabel, chercheur en économie de l’énergie et des transports à l’Université de Montpellier, auteur du récent article Décryptage : L’ouverture à la concurrence en Europe, aux racines de la flambée des prix de l’électricité (The Conversation), pour détailler avec lui le fonctionnement actuel du marché de l’électricité dans l’Union européenne, et ses limites dans la crise énergétique actuelle.
Le Monde de l’Énergie —Pouvez-vous nous rappeler les principes qui régissent le marché de l’électricité dans l’Union européenne ?
François Mirabel —En Europe avant l’ouverture à la concurrence, l’organisation de l’électricité était très centralisée avec des monopoles qui produisaient, transportaient distribuaient et fournissaient l’électricité. On parlait de monopoles verticalement intégrés de la production jusqu’à la commercialisation de l’électricité. Les tarifs étaient le plus souvent réglementés, fixés par rapport aux coûts complets de fourniture de l’électricité des opérateurs historiques. Les opérateurs historiques étaient responsables de la bonne organisation des Missions de Service Public (continuité du service, service universel et égalité de traitement).
Avec la déréglementation des marchés électriques, on a autorisé d’autres acteurs à produire de l’électricité et d’autres fournisseurs à concurrencer les opérateurs historiques pour la commercialisation de l’électricité. En ce qui concerne le transport et la distribution, on a conservé des monopoles (en France RTE et Enedis) avec l’obligation d’un accès transparent et non discriminatoire aux réseaux pour les entreprises qui souhaitent fournir de l’électricité à leurs clients.
Sur le segment d’activité amont de l’approvisionnement électrique, on a créé des marchés « spot » pour permettre aux nouveaux acteurs de s’approvisionner plus facilement. Sur chaque heure parmi les 8760 heures de l’année, un prix de l’électricité émerge en fonction des tensions entre l’offre et de la demande sur ce marché spot. Comment se détermine ce prix ? De manière simple ! Comme l’électricité ne se stocke pas à grande échelle, les marchés spot sont équilibrés la veille pour le lendemain (on parle de marchés « day ahead »). Cela signifie que pour chaque créneau horaire du lendemain, on est obligé de prévoir les capacités dont on aura besoin le lendemain pour fournir la demande sur ce créneau horaire. Il faut donc prévoir les centrales à mobiliser dans l’ordre croissant des coûts variables de production (on commence à mobiliser en priorité les centrales les moins coûteuses). Le prix de marché sur chaque créneau horaire est celui qui est calé sur le coût marginal de la dernière centrale dont on a besoin pour équilibrer l’offre et la demande. Dans ce contexte, les fluctuations des prix calés sur le coût marginal de la dernière centrale appelée peuvent être très fortes avec des prix maximums qui peuvent atteindre des sommets et des prix minimums qui peuvent parfois être négatifs, sans aucune logique économique. Devant de telles fluctuations et de tels risques de prix, les marchés à terme permettent aux acteurs économiques de se couvrir : ils peuvent acheter ou vendre de l’électricité à l’avance à des prix déjà fixés aujourd’hui. Ces prix à terme sont naturellement étroitement corrélés aux prix observés à court terme sur les marchés spot…
Le Monde de l’Énergie —Quels objectifs visait ce marché ?
François Mirabel —L’objectif des marchés spot de l’électricité était de donner plus de flexibilité aux acteurs qui souhaitaient acquérir de la « ressource » électrique. Pour un fournisseur d’électricité, les stratégies d’approvisionnement sont ainsi plus diversifiées : le fournisseur n’est pas obligé de produire, il peut passer des contrats avec d’autres acteurs (producteurs ou fournisseurs) sur les marchés de gros mais il peut aussi ajuster ses besoins en recourant aux marchés spots. A terme, l’objectif de ces marchés est aussi de solliciter de manière optimale les centrales de production en recourant d’abord aux centrales les moins coûteuses avant d’être obligé, seulement en dernier ressort, de mobiliser les centrales les plus coûteuses et les plus émettrices de CO2 durant certaines heures de pointes. C’est une vision de l’efficacité économique à court terme, voire à très court terme.
Le Monde de l’Énergie —Pourquoi les prix de l’électricité n’ont aucune corrélation avec les coûts de production ?
François Mirabel —Les prix sur ces marchés spot sont devenus les prix de référence par rapport auxquels les autres contrats se sont organisés ; les prix fluctuent en fonction de l’offre et de la demande, en fonction des tensions sur les marchés. La réalité est bien là : les prix reflètent de moins en moins le coût complet de fourniture de l’électricité. Ce sont les coûts variables de court terme qui guident les opérateurs dans leurs décisions de proposer sur le marché leurs centrales (on parle de marché « energy only ») . Certains opérateurs sont même incités parfois à vendre à prix négatifs parce que cela est plus rentable que d’arrêter leur centrale de production ! D’un autre côté, quand la demande explose, le coût marginal très fort des centrales mobilisées explique des prix spots extrêmement élevés… On comprend la logique de court terme d’un marché spot. Par contre, ce n’est pas la logique d’un marché de l’électricité qu’il faudrait structurer à long terme parce que les coûts fixes représentent une partie très importante.
Le Monde de l’Énergie —En quoi est-ce particulièrement problématique dans le contexte actuel ?
François Mirabel —Imaginons qu’en janvier prochain, la demande explose un jour de semaine entre 19h et 20h à cause de températures particulièrement basses. Imaginons aussi que les centrales nucléaires soient peu disponibles ce jour-là à cause de réacteurs à l’arrêt (c’est le cas aujourd’hui), que le niveau d’eau dans les barrages soit très bas et que le vent soit anormalement faible sur le continent européen. Il faudra dans ce cas anticiper le manque d’électricité et prévoir de mettre en service des centrales de pointe ou d’extrême pointe au gaz au charbon ou au fioul entre 19h et 20h. Avec les prix très élevés du gaz et du carbone sur les marchés, on comprend que le coût supplémentaire (on parle de coût marginal) pour produire les MWh dont on a besoin soit très élevé et génère des prix de marché qui pourront à nouveau dépasser les 1000 ou 2000 euros par MWh avec des risques importants de coupures d’électricité. En réaction en chaîne, si les prix explosent sur les marchés spots, les opérateurs chercheront à se couvrir et feront grimper encore plus les prix à terme…
Les prix explosent pour les particuliers et les entreprises énergétivores qui subissent cette hausse sans pouvoir y échapper : rappelons que l’électricité est un bien essentiel à usages captifs !
COMMENTAIRES
L’anomalie fondamentale est d’avoir déconnecté le prix de production du prix de vente pour un service dont les populations sont captives et qui est également un produit stratégique pour un pays.
Le principe du prix comme équilibre entre l’offre et la demande ne peut se concevoir que pour des produits dont notre survie ne dépend pas.
Une question concernant EDF.
Les prix élevés de l’électricité leur profite ils, et sinon, que encaisse tout cet argent ???
Qui encaisse l’argent !? C’est un peu un Trou Noir !!! Mais cela doit bien profiter aux marchands de Gaz et toute leur chaine, aux Traders des marchés qui ont pris de bonnes positions et à leurs employeurs, …
(Je comprends mieux Pourquoi un retraité du CEA a poussé certains de ses enfants vers le Trading plutôt que « l’industrie » …)
Un article du passé (3 ans de cela !) pas inintéressant dans le contexte actuel – https://www.lemondedelenergie.com/energies-renouvelables-un-trou-noir-pour-leconomie-tribune/2019/10/18/
Combien de temps cela va durer ???
Certains Traders vont pouvoir prendre leurs retraites avant 40 ans, si derrière ils ont une vie raisonnable… Auront-ils eu de la pénibilité extravagante au Travail durant leur carrière !? Bof, Bof, bof !!!
@ Gueret :
bonjour,
L’augmentation des prix de l’électricité sur les marchés aurait pu profiter aux comptes d’EDF.
Mais le recul de la production nucléaire (réacteurs arrêtés), le recul de la production hydroélectrique (sécheresse), l’augmentation du volume de l’Arenh (électricité vendue à bas prix aux fournisseurs concurrents d’EDF), ont contraint EDF à racheter chaque mois de l’électricité pour ses clients. À un prix qui ne cesse d’augmenter sur les marchés de gros de l’électricité.
Le bilan de l’année est catastrophique pour les comptes d’EDF, comme prévisible.
Formidable article de François Mirabel qui démontre parfaitement que l’ultra-libéralisme appliqué au monde a transformé en casino un marché hyper-complexe et qui demande un minimum de stabilité pour permettre aux utilisateurs de faire un minimum de prévision. Est-ce que le métier des industriels est de rester collé devant l’écran d’un ordinateur pour savoir quelle décision il doit prendre dans le quart d’heure suivant , pour ne pas dire minute par minute. Pendant ce temps là, il n’est tout simplement pas disponible pour s’occuper de son vrai métier et des produits qu’il doit produire au meilleur côut dans un marché devenu plus ou moins fou. Désolé une fois de plus de politiser, mais C’est exactement ce que fait François Mirabel. Si l’UE voulait bien sortir 5′ de son obsession maladive de la liberté du marché qui conduit à l’alliénation des clients empêchés de pratiquer leur vrai métier pour éviter de sombrer. Il est temps de foutre tout ce systéme débile par terre absolument incompatible avec les exigences d’un marché hyperfragilisé par la nécessité simultanée de lutter contre le réchauffement cilimatique devenu tres « visible », et avec la moitié du monde dirigée par des despotes plus ou moins déments qui rajoutent une difficulté à une situation naturellement tres difficile. A ceux qui vont immanquablement penser que je suis une sorte de bolchevick post soixante huitard, je répondrais tout simplement que je me définis comme un libéral attentif et amoureux du bien commun et de l’équilibre d’une société que j’ai vu se dissocier tres vite depuis la fin des années 70. Rien de plus, l’initiative personnelle apporte du dynamisme (même à mon âge 77 ans) et la sté allemande social-démocrate des années début 70, celle imaginée par Michel Rocard en France était sans doute proche de la solution équilibrée dont j’appelle le retour de toute ma force de conviction. C’est ça ou c’est le retour des années noires où la France s’est très largement déshonorée. Le fascisme et le marché sont parfaitement compatibles, mes ainés l’ont expérimenté. Alors, oui, la solution au problème de l’énergie, laquelle conditionne tout le reste, est d’abord et avant tout politique. Si vous n’avez pas compris ça, c’est que vous n’avez rien compris à la marche du monde, c’est excusable à 20 ans mais pas lorsqu’on approche de 80, l’âge où si on a la chance d’avoir une santé robuste, c’est mon cas, on arrive à une forme de lucidité optimum. L’energie est un bien essentiellement commun, qui ne peut à l’évidence rester exclusivement sous contrôle du « marché ».Trop grave !!!
Oui, assez d’accord.
Merci Choppin.
Lorsqu’une turbine à combustion (TAC) ne fonctionne que quelques dizaines d’heures ou centaines d’heures par an, aux heures de forte pointe, ce n’est pas seulement le coût du combustible (fioul ou gaz) qui entre en jeu, mais le coût total (même à l’arrêt) qu’il faut compenser par des recettes.
Le prix proposé est calculé en relation avec le nombre d’heures de fonctionnement estimé dans l’année, avec éventuellement une compensation des années déficitaires (hiver doux, peu d’heures de fonctionnement et peu de recettes, mais coûts fixes aussi élevés).
Ce qui n’est pas normal, c’est que le prix pour tout le marché soir aligné sur le prix le plus élevé.
Ainsi, malgré des limitations dans ses marges de manœuvres, EDF dispose d’assez de clients auxquels vendre à prix fort pour bénéficier des prix élevés sur le marché de l’électricité. On le voit clairement avec le problème des négociations des tarifs qui arrivent à échéance.
Du côté des renouvelables, aucun gain spéculatif en France. Pour chaque MWh vendu sur le marché à un prix supérieur au tarif de référence, la différence est versée à un compte spécifique de l’État.
Ce n’est vrai que pour les producteurs qui ont signé le contrat de complément de rémunération, dont je vous accorde que c’est le plus grand nombre, mais de plus en plus d’entrepreneurs passent des contrats de gré à gré sur deux ans et plus d’engagement avec de gros consommateurs industriels, et certain vendent même à la bourse des quantités variables one shoot « A la cow boy » la veille pour le lendemain à des prix exorbitants à quelques minutes de la clôture.
@Serge,
Merci pour cet éclairage du Marché (avec les Cow-Boy des ENRi) qui est devenu un Vrai « Far West », comment en sortir et remettre de l’ordre !? Du goudron et des plumes pour les récalcitrants !? Ou mettre des sheriffs (CRE) qui œuvrent uniquement au profit des plus faibles !? c’est amusant car dans le reste de l’économie réelle c’est un peu du « marche ou crève » et sans 2nde chance !!!
Par exemple, le prix moyen mensuel sur le marché (en France) a varié de 74 €/MWh en juin 2021 à 492 €/MWh en août 2022, alors que le prix de référence moyen était de 60 à 65 €/MWh pour l’éolien terrestre et de 55 €/MWh pour le photovoltaïque (appels d’offres des 3-4 dernières années). Ce qui conduit à un versement appréciable au budget de l’État pour chaque MWh produit.
Le parc éolien en mer de St-Nazaire, qui entre en production et dont le tarif de référence a été négocié à 143,6 €/MWh, apporte déjà de l’argent au budget de l’État, et donc à la collectivité.
Pour le coût complet de production du nucléaire ancien, rappelons que celui-ci a beaucoup augmenté au cours des dernières années, de 49,6 €/MWh en 2010 à 60,8 € ou 68,4 €/MWh en 2019, selon le mode de calcul des investissements (Cour des comptes). Beaucoup plus pour l’EPR.
@Marguerite,
Auriez-vous des informations sur la « répartition » et la proportion des Frais généraux chez EDF !? Est-ce que la R1D d’EDF est inclus dans les FG !?
Tous les nouveaux concurrents doivent aussi avoir des Frais généraux non nuls, mais pas trop de R&D, par contre de gros Frais marketing (il faut prendre des parts de marché) et surement des gros Frais de communication/Frais de bouche pour mieux pénétrer certains milieux et bien évidemment des Frais Financiers comme toute entreprise !
Au final, une somme de petites compagnies (qui ne produisent pas grand chose mais ont des Frais tout de même conséquents) + les Frais d’EDF (FG*, R&D, Frais Financiers, etc…) cela doit bien faire une somme supérieure de cout par rapport à avant l’ouverture à la concurrence qui doit être répercutée quelque part…
Nota : * En phase de pertes de clients et donc de Chiffres d’Affaires, EDF a du voir son ratio de Frais généraux augmenter globalement significativement donc en l’appliquant uniformément sur ses activités, voir le cout de revient pour sa production augmenter nettement !!!
Il n’y a plus qu’à remonter le temps (fin des années 90) pour savoir quels partis politiques ont soutenu et voté les directives européennes de libéralisation de l’électricité et du gaz après la victoire du Traité de Maastricht favorisant des fournisseurs privés…
Nationalisation des entreprises, retrouver des monopoles publics et revenir à un véritable encadrement des tarifs.
Donc il était impératif de créer des entités « indépendantes », CRE, RTE, ENEDIS, ADEME…mais « indépendantes » de qui ? On se dépêche de créer des structures de coordination des régulateurs, des réseaux de transport,… toutes pilotées de près par la Commission… Nous passons donc notre temps à regarder les « scénarios 100% ceci ou 100% cela », préparés par RTE, l’Ademe, la CRE ou un autre, des modèles PRIME,…
A qui va-t-on imputer la responsabilité des dégâts constatés ? Ils sont déjà énormes, surtout pour un pays comme la France qui s’était en 60 ans doté d’un système électrique de bonne qualité !