Neutralité carbone : « les produits zéro émission restent un non-sens scientifique »
Ce 13 avril 2021, le gouvernement a publié un décret réglementant les allégations de neutralité carbone des entreprises, une mesure réclamée par la Convention Citoyenne pour le Climat. Le Monde de l’Énergie a rencontré Nicolas Crestin, co-fondateur de Sami, une solution permettant aux entreprises de mettre en place une démarche bas carbone. Il nous apporte son éclairage sur la question de l’impact carbone des entreprises et leur communication à ce sujet.
Le Monde de l’Énergie —En quoi pensez-vous que le décret du 13 avril 2022 sur « les allégations de neutralité carbone utilisées en marketing et en publicité » est problématique ?
Nicolas Crestin —Pour commencer, il faut d’abord rappeler ce qu’est la neutralité carbone ! Le concept de neutralité carbone est né d’un constat scientifique : pour limiter le réchauffement climatique mondial sous 1,5°C ou 2 °C, il faut atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
Depuis quelques années, ce concept qui était originellement vu au niveau planétaire a commencé à être utilisé au niveau entrepreneurial : de plus en plus d’entreprises se disent “neutre en carbone” et communiquent sur cet “accomplissement”. Cependant, être neutre en carbone, pour une entreprise ça ne veut pas dire grand-chose…
La Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) a recommandé d’interdire l’usage des mentions produit zéro émission, climatiquement neutre, empreinte carbone 100% compensée et équivalents. Cet avis est partagé par l’ADEME, l’Agence de la transition écologique, dans un rapport sorti récemment.
Cependant, le décret du 13 avril 2022 n’est pas allé dans ce sens ! Le décret stipule qu’il est “interdit d’affirmer dans une publicité qu’un produit ou un service est neutre en carbone”, SAUF si l’entreprise peut rendre “aisément accessible au public” un bilan carbone complet du produit ou service, assorti d’explications détaillées sur la façon dont les émissions de CO2 sont “prioritairement évitées, puis réduites et enfin compensées.”
Même si ces éléments chiffrés devront être mis à jour annuellement pour prouver que les réductions attendues ont bien lieu, une entreprise mal intentionnée peut aisément remplir ces critères. D’autant plus que l’amende de 100 000€ prévue en cas d’infraction n’est pas forcément dissuasive (si un contrôle est mis en place, ce qui n’est déjà pas toujours le cas pour les entreprises légalement contraintes de réaliser un bilan carbone).
Victoire pour le climat ? Non, les produits 100% compensés ou zéro émission restent un non-sens scientifique et sont contre-productifs pour répondre à l’urgence climatique. Il devient simplement plus compliqué de pouvoir s’affirmer zéro CO2, à condition que les contrôles soient vraiment réalisés.
Le Monde de l’Énergie —Pourquoi estimez-vous que la neutralité carbone ne s’applique pas à une entreprise ?
Nicolas Crestin —La science nous dit que cette neutralité carbone est globale ou n’est pas, nous ne faisons que diffuser et essayer de vulgariser ce message.
La neutralité carbone à l’échelle d’une organisation, d’une entreprise n’a pas de sens pour différentes raisons. Voici les principales :
La possibilité de “compenser” ses émissions via l’achat de crédits carbone rend économiquement irrationnelle la mise en œuvre d’actions de réductions beaucoup plus onéreuses. La neutralité cache donc ce que fait l’entreprise pour réellement réduire ses émissions : impossible de distinguer une entreprise ayant réduit de 50% ses émissions et compensant le reste, d’une entreprise n’ayant rien réduit et compensant 100% de ses émissions. Ainsi, cette neutralité ne tient pas compte d’une maturité dans les politiques climatiques mises en œuvre.
Du point de vue des consommateurs, l’idée d’une entreprise neutre en carbone est fondamentalement douteuse. Par exemple, un vol « neutre en carbone » incite les voyageurs soucieux de leur empreinte environnementale à ne pas se soucier de réduire leurs voyages en avion.
Finalement, il n’y a pas assez d’espace sur Terre pour planter les arbres (finalité la plus commune des projets de contribution carbone) nécessaires à atteindre la neutralité carbone de toutes les entreprises en même temps, la contribution carbone est un pansement indispensable mais pas un remède.
Le Monde de l’Énergie —Quels sont, pour vous, les « bons » crédits carbone ou mécanismes de compensation / contribution carbone ?
Nicolas Crestin —Le marché du carbone volontaire est peu réglementé, il existe donc un enjeu fort de qualité, les critères sont :
- La mesurabilité : les émissions de gaz à effet de serre (GES) évitées doivent être comptabilisées sur la base d’une méthodologie approuvée par un tiers indépendant.
- La vérifiabilité : un auditeur indépendant vérifie annuellement les économies de GES réalisées sur le projet.
- La permanence : les émissions de GES doivent être évitées pendant une période d’au moins 7 ans.
- L’additionnalité : le projet doit permettre d’éviter des émissions de GES par rapport à une situation de référence. Le porteur du projet doit également prouver que sans le revenu issu de la vente des crédits carbone, son projet n’aurait pas pu être mis en œuvre.
Sami propose majoritairement des projets labellisés, dans le monde (VCS, Gold Standard), mais aussi beaucoup en France, avec le label bas carbone. Quel que soit le projet, il est audité par nos soins avant d’être proposé à nos clients.
Le Monde de l’Énergie —Comment, selon vous, une entreprise devrait-elle communiquer sur son impact carbone ?
Nicolas Crestin —Communiquer ses efforts de décarbonation à toutes ses parties prenantes est important, cela permet de sensibiliser son écosystème à la question climatique et de se fixer publiquement un cap à suivre dans les prochaines années.
Pour éviter une communication se rapprochant du greenwashing, la première étape, et la plus importante : mettre en place une réelle démarche bas-carbone.
Tout commence par l’identification des émissions, puis leur réduction continue année après année (3 à 7 % par an en fonction des secteurs)
Une bonne communication climat est chiffrée et basée sur la transparence. S’engager sur le climat c’est bien, mais si on ne dit pas d’où l’on part et où l’on va c’est plus creux.
Il faut savoir rester humble, mais ne pas hésiter à mettre en avant ses efforts quand de vraies transformations sont lancées. Les clients veulent des marques engagées, aussi bien en B2B qu’en B2C. Quand c’est le cas, il faut leur faire savoir.
Il faut ensuite remplacer la notion de « compensation » par « contribution », ne pas se contenter de planter des arbres pour soustraire des émissions carbone sur une feuille de calcul, mais proposer des projets avec un impact positif global, sur le climat, la biodiversité et le tissu social. Par ces investissements, les entreprises participent à la réduction des émissions d’autres acteurs économiques ou zones géographiques, ce qui contribue à la neutralité carbone mondiale.
Il faut enfin abandonner la notion « d’entreprise neutre en carbone ». Une entreprise peut par contre expliquer qu’elle contribue à la neutralité carbone mondiale en 2050.
COMMENTAIRES
Cette position est surprenante pour un professionnel du marché carbone. Un transporteur proposant un navire à voiles peut fort honnêtement revendiquer un service décarboné à X % (X correspondant au gain de son transport par rapport à une référence). Une compagnie aérienne peut revendiquer une certaine décarbonation en utilisant un biocarburant (à condition que ce biocarburant soit validé par un organisme tiers). L’achat de crédits carbone pour compenser ses propres émissions présente peut-être un côté tordu, mais c’est en partie la raison d’être du marché carbone. La décarbonation des activités industrielles et des services ne se fera pas en claquant des doigts et même des « demi-mesures » sont bonnes à prendre. Par ailleurs, ces demi-mesures (achats de CC) vont devenir de plus en plus difficiles (rares) à acheter et de plus en plus coûteuses (sauf krach boursier sur le marché carbone). Elles peuvent donc inciter une entreprise à reconsidérer ses pratiques et opter pour une approche plus dynamique de la gestion de son empreinte carbone.
Enfin, le second argument de l’additionnalité (« Le porteur du projet doit également prouver que sans le revenu issu de la vente des crédits carbone, son projet n’aurait pas pu être mis en œuvre. ») est curieux. Ce n’est pas, sauf erreur, un critère sur les marchés règlementés, et c’est s’aventurer sur un terrain étrange, difficile à contrôler, et dont l’intérêt pour la décarbonation est plus que douteux. Il semble d’ailleurs que l’additionnalité ne soit pas définie par rapport aux gains issus de la mesure de réduction de GES, mais par rapport à la situation « normale » (ainsi une mesure qui ne ferait que reprendre une pratique typique et générale ne pourrait prétendre être additionnelle et ne pourrait générer des CC).
Premier constat, cet article met le doigt sur une question intéressante et sur laquelle je ne me prononcerait pas immédiatement. Je lis cet article qui m’inspire au moins une réflexion sur son auteur, probablement un homme honnête, peu satisfait du cadre règlementant son propre métier et on ne peut que saluer ses doutes. Planter des arbres, oui bien sûr, mais y-a-t-il de la place pour en planter suffisamment si en même temps on souhaite cultiver sans pesticides, donc sans doute baisser les rendements, tout en privilégiant les agros-carburants… Compliqué, non ?
Et il aborde la question complexe des contrôles, de la méthodologie et entre les lignes, on ressent une défiance envers ceux qui se contrefoutent du réchauffement climatique (dont le carbone est responsable, mais pas seul) et ne souhaitent qu’une seule chose : continuer à faire du business as usual. Il faut donc trouver un système qui débusque ces imposteurs et les contraigne à devenir vertueux, donc conforme au bien commun. C’est donc pour conclure provisoirement une sorte d’ouverture de la boite de Pandore tres intéressante. Question bien posée, mais qui est un appel à réfléchir. J’ai déja beaucoup réfléchi pour seulement commenter l’article . Trouver la bonne mesure demande beaucoup plus de brain storming. Une seule certitude, le système actuel n’est pas satisfaisant.
@Claude.
Juste un petit doute sur l’efficacité des plantations d’arbres.
A court terme, c’est évident. Je mets une graine de chêne, grâce à l’énergie du soleil, il pousse et prend le CO2 de l’air pour en tirer le carbone nécessaire pour construire son bois.
Parfait.
Puis les arbres de cette forêt commence à mourir, à se décomposer, et du coup recrache le CO2 accumulé.
Donc, sauf cas particuliers (tourbières, création très lente du charbon, …) une forêt stabilisée ne consomme plus de CO2.
De même que la magnifique boite de compostage dans le fond de mon jardin. Je suppose qu’elle rebalance dans l’air tout le CO2 que les plantes ont consommé pour croître.
À Hervé : Tout dépend de la gestion de la forêt. Le bilan ACV d’une forêt peut être positif ou négatif. Une forêt qui brûle est la pire des situations, et ça arrive de plus en plus souvent malheureusement. Mais une forêt bien gérée est communément admise comme un puits de carbone efficace. L’ADEME fournit un lien intéressant : https://presse.ademe.fr/2022/01/avis-dexpert-ademe-foret-bois-energie-et-changement-climatique-quelles-pratiques-sylvicoles-pour-ameliorer-le-bilan-carbone-des-plaquettes-forestieres.html
Lorsqu’un arbre se décompose, tout ne retourne pas dans l’atmosphère, une partie reste dans le sol et finira en charbon ou pétrole si on lui en laisse le temps, ou encore en humus, difficile de trouver des chiffres exacts, je crois comprendre que 50/50 est un ordre de grandeur crédible.