Nucléaire : spécialiste ou militant, deux éthiques incompatibles ?

Tribune du physicien Bertrand Barré.

Le sociologue allemand Max Weber a écrit : «toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées». Selon «l’éthique de conviction», il faut agir en fonction de principes supérieurs auxquels on croit. Selon «l’éthique de responsabilité»,  il faut agir en fonction des effets concrets que l’on peut raisonnablement prévoir. Face à une décision politique, scientifique ou technique engageant des choix éthiques, l’une ou l’autre de ces positions prévaut.

Quelles différences entre éthique de responsabilité et éthique de conviction ?

L’éthique de responsabilité est rationnelle par rapport à une fin, un but poursuivi par celui qui agit et qu’il a clairement reconnu. Elle se caractérise par l’attention aux moyens : leur efficacité pratique et leurs conséquences. Le souci d’efficacité encourage le pragmatisme, le compromis, une tendance à réajuster les moyens en fonction des événements et du progrès des connaissances.

L’éthique de la responsabilité est extravertie car elle s’inquiète des conséquences concrètes de l’action sur les autres. Afin de tenir compte des conséquences, il faut être capable d’évaluer les effets des actions entreprises et des moyens utilisés.

L’éthique de conviction se soucie exclusivement de ne pas trahir une valeur, de ne pas transgresser une norme. Elle n’est pas irrationnelle, puisqu’elle vise à demeurer en parfaite cohérence par rapport à une conviction, quel que soit le contexte. L’acteur moral n’a pas à se soucier des conséquences, pourvu que son intention soit pure. Il n’est responsable que de celle-ci, c’est-à-dire de la qualité de sa volonté, le reste est affaire de hasard ou de providence. Bien que fondamentalement individuelle et introvertie, l’éthique de  conviction ne limite pas nécessairement ses effets au seul acteur moral qui l’applique. Elle peut avoir des conséquences néfastes pour autrui, voire des effets collectifs catastrophiques.

Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. On peut défendre l’une ou l’autre éthique, mais on ne peut considérer qu’une position est éthique et que l’autre ne l’est pas. Les militants privilégient évidemment l’éthique de conviction. Le spécialiste peut avoir des convictions mais son action relève de l’éthique de responsabilité.

Et le débat nucléaire dans tout ça ?

Les militants antinucléaires se répartissent grosso modo entre les familles suivantes :

Les libertaires : Pour eux, nucléaire = clôtures de barbelés et gendarmes.
Les pacifistes, passés de la lutte contre les armes nucléaires à celle contre les centrales avec le même slogan « No Nukes ».
Les néo-malthusiens qui pensent que la Terre serait plus vivable si la population mondiale ne dépassait pas un milliard et que la croissance est intrinsèquement perverse.
Les antisciences obsédés par le syndrome de Prométhée.
Les utopistes qui croient, ou veulent croire, que l’on peut aujourd’hui remplacer le nucléaire par l’éolien et le solaire, en dépit des problèmes d’intermittence.
Ces divers courants aboutissent à une conviction commune : il faut arrêter le nucléaire, coûte que coûte.

L’ensemble constitue un puissant lobby antinucléaire, international, influent dans les médias et relayé au niveau politique par les partis Verts d’Europe et d’Amérique. D’où vient son influence dans les médias ? Les journalistes adorent mettre en scène des débats à l’apparence paritaire, sans réaliser que le jeu n’est pas égal entre spécialistes et militants :

Du spécialiste, et c’est normal, on exige l’exactitude.  Il n’a pas le droit de se tromper, et encore moins de mentir, même par omission.
Du militant, on exige la conviction.  Il a le droit de se tromper (il n’est pas spécialiste), voire de mentir, aussi longtemps qu’il est convaincu de la justesse de son combat.

Et puis, il est tellement plus facile de faire peur que de rassurer !  En outre, on peut facilement exprimer trois critiques différentes en une seule phrase, alors que la réfutation de chacune d’elle nécessite tout un argumentaire, et le journaliste qui modère le débat se doit de veiller à une certaine égalité de temps de parole…

Prenons le cas de la gestion des déchets nucléaires : le spécialiste travaille pour en minimiser les nuisances prévisibles à  très long terme, dont il assume la responsabilité. Le militant antinucléaire est convaincu qu’il faut arrêter le nucléaire par tous les moyens quelles qu’en soient les conséquences, et que le meilleur moyen est d’empêcher cette gestion pour la prétendre impossible… et tant pis pour les déchets nucléaires déjà accumulés…

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