La planification électrique : une histoire d’œuf et de poule
Tribune signée par Ivan Saillard.
Sous la pression de l’urgence climatique et géopolitique, la nécessité d’adapter à un rythme effréné nos systèmes énergétiques se fait plus que jamais sentir, ouvrant la voie à une nouvelle ère pour nos systèmes électriques, restés relativement inchangés depuis au moins cinquante ans. Dans de telles périodes, certaines évidences un peu oubliées refont surface par la force des choses :
Pas de centrales électriques sans réseau pour en « évacuer » l’énergie comme disent les connaisseurs.
Pas de réseau sans centrales électriques pour l’alimenter…
Réseaux et centrales électriques : les deux faces d’une même pièce…
Et quand il s’agit de construire en des temps record toute une nouvelle génération de centrales à électricité renouvelable, comme pour l’histoire de l’œuf et la poule, les responsables sont en permanence face à cette question essentielle : qui des centrales ou du réseau doit naître en premier ? Comment articuler dans le temps et dans l’espace les gigantesques adaptations de ces deux ensembles industriels, en apparence distincts, mais qui sont en réalité comme les deux faces d’une même pièce ?
L’histoire du XXème siècle nous fournit des exemples édifiants d’évolutions comparables qui ont forgé le système électrique d’aujourd’hui : L’ossature du réseau de grand transport à 400 kV a été construite dans tout l’Hexagone, simultanément et de manière coordonnée avec le programme nucléaire français, ce furent les grandes directions (Direction Production Transport et Direction de l’Equipement) de l’EDF des années 1970 à 1990 qui réalisèrent ce qui apparaît désormais comme un tour de force difficilement concevable dans le monde d’aujourd’hui.
Avant la seconde guerre mondiale, dans un tout autre contexte, les conglomérats industriels privés de l’époque réussirent de manière analogue à équiper simultanément les vallées alpines, pyrénéennes et du Massif central de centrales hydrauliques et d’un réseau de transport électrique à haute tension interconnecté avec le reste de l’Hexagone, tout en développant parallèlement un réseau ferroviaire grand consommateur d’énergie électrique. L’épopée industrielle de l’Union des Producteurs d’Électricité des Pyrénées Orientales (UPEPO), abondamment documentée, est par exemple passionnante à reconsidérer aujourd’hui (*).
L’univers concurrentiel des années 2000 imposait une séparation de gestion des réseaux et des centrales électriques, qui s’est avérée génératrice de freins…
C’est dans un univers encore bien différent que le défi de la transition énergétique nous est aujourd’hui lancé :
Depuis le début des années 2000, l’ouverture à la concurrence du secteur électrique a imposé la séparation entre les producteurs-fournisseurs d’électricité d’une part (donc développeurs et gestionnaires de centrales électriques) et les gestionnaires de réseaux d’autre part. Les premiers sont entièrement gouvernés par les logiques de marché et de concurrence à l’échelle européenne, tandis que les seconds sont régulés par les États selon une pratique quasi-administrative (leurs ressources et activités sont encadrées par un tarif régulé et un catalogue de prestations déterminés par une autorité administrative par exemple). Les règles d’usage des réseaux en termes de financements, de neutralité, d’accès au réseau, de sécurité d’alimentation, etc… entre ces deux types d’acteurs aux logiques si différentes, ont donné lieu à plusieurs « paquets législatifs » européens et ajustements successifs des législations nationales. Ces derniers ont permis de concrétiser le marché européen de l’électricité tout en n’affaiblissant pas les performances économiques et techniques des infrastructures communes que sont les réseaux.
Néanmoins force est de constater qu’au moins pour l’Hexagone, les règles de fonctionnement en vigueur, peut-être plus théoriques que pratiques, ne permettent pas de développer simultanément, de manière accélérée, fluide et anticipée les évolutions des réseaux et des moyens de production électriques qui seraient aujourd’hui nécessaires.
Sur le terrain en effet les logiques différenciées des acteurs de la production et des réseaux sont génératrices de freins de tous ordres dont on peut citer quelques exemples :
Un premier type de freins bien connu concerne les travaux de connexion au réseau des nouveaux producteurs. Les gestionnaires de réseaux, comptables d’un argent quasi-public, ne sont autorisés à investir que sur la base d’informations certaines et vérifiables, toute prise de risque leur est interdite. Or, dans l’exercice de leur responsabilité première de délivrance des accès au réseau, ces gestionnaires sont confrontés à des investisseurs en concurrence, menant simultanément de nombreux portefeuilles de projets dans un contexte économique et régulatoire très évolutif, cachant souvent « leur jeu » à leurs rivaux et adaptant leurs stratégies très rapidement. Dans un tel contexte il s’est toujours avéré très difficile d’obtenir en temps utile les informations nécessaires pour déclencher à temps les travaux de réseau et garantir leur concomitance avec les travaux des producteurs.
Autre type de frein : La logique intrinsèque du développement des réseaux électriques impose très souvent qu’un nouvel entrant doive payer pour les autres : le producteur qui génère par son arrivée sur le réseau la saturation d’un transformateur électrique doit en toute logique financer entièrement son remplacement par un transformateur plus puissant mais il permet de ce fait un accès au réseau facilité et bien moins cher à ses suivants. Comment réguler et lisser ces financements pour les rendre équitables dans un monde incertain et évolutif ? Cela a été l’objet de la mise en place des complexes Schémas Régionaux de Raccordement au Réseau des Énergies Renouvelables (S3REnR), aujourd’hui considérés comme peu compatibles dans leur forme actuelle avec le rythme souhaité de développement du système électrique.
L’impérieuse nécessité de la planification électrique
Dès le début de l’année 2020 le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) attirait l’attention du gouvernement et des acteurs économiques sur l’importance majeure des infrastructures de réseaux dans l’économie nationale (**). Précisément, l’assemblée du Palais d’Iéna pointait « les objectifs assignés aux réseaux, multiples et fragmentés (économiques, sociaux, environnementaux, territoriaux » et préconisait officiellement face à ces enjeux « une vision stratégique transverse portée par l’Etat ».
C’est ce type de constat qui conduit probablement aujourd’hui les pouvoirs publics à préparer des évolutions vers une « planification écologique et énergétique » renouvelée. Pour ce qui concerne le secteur électrique, parvenir à coordonner efficacement le développement des réseaux et des sites de production dans l’univers concurrentiel d’aujourd’hui sera probablement le défi majeur de la conception de cette nouvelle planification.
Ce ne sont plus les mêmes réseaux qu’hier qu’il faut construire…
Autre caractéristique inédite de la période qui s’ouvre : ce ne sont plus les mêmes réseaux qu’hier qu’il faut aujourd’hui développer : Le caractère diffus et de relative faible puissance des énergies renouvelables électriques brouille la frontière technique et fonctionnelle entre les historiques réseaux de transport et de distribution (cf. « La grande mue des réseaux électriques. De la distribution à la collecte et à la répartition de l’énergie »). Par ailleurs les sites électriques off-shore font naître une industrie entièrement nouvelle, celle des réseaux électriques maritimes et de leur interconnexion avec les réseaux terrestres. Des mutations majeures rendues possibles par le progrès des techniques, notamment l’entière numérisation de la conception et de l’exploitation de ces réseaux.
Cette nouvelle ère de planification électrique revêt donc un caractère historique. Elle est absolument nécessaire. Nous conduira-t-elle à construire les réseaux avant les centrales ? L’œuf avant la poule ?
(*) : « L’UPEPO 1922 – 1946 : genèse et logique de l’interconnexion » – Bulletin de l’histoire de l’électricité – Christophe Bouneau.
(**) : Avis du CESE n°2020-08. « L’impact des infrastructures de réseaux dans l’économie » – Rapporteur : Mme Fanny Arav.
COMMENTAIRES
Un point de vue intéressant venant d’un « homme de l’art » …
L’allusion à la stratégie de développement de certains projets du privé pour les ENRi est édifiante !!! Cela en dit long sur le coté un peu Far-West de cette industrie, qui est certes, dans le cas de l’éolien soumis à bien des procédures administratives et juridiques par moment… Dommage que celle-ci ne soit pas mieux pilotée pour mettre plus d’efficience à tous les niveaux.
L’abbération des productions centralisées, notamment nucléaires, toujours éloignés des lieux de consommation, a modelé les réseaux sous forme pyramidale qui est aujourd’hui un boulet que doivent trainer les systèmes de production électrique décentralisés proche des lieux de consommation.
@Serge,
Mais objectivement et sincèrement, comment faites-vous pour alimenter les Grandes villes françaises avec une production 100% ENR ??? Paris et l’ile de France peuvent-elles être auto-suffisante ??? Si Oui, j’aurais aimé savoir comment (par curiosité) !
D’autre part, les ENR de part leur spécificité et la nécessité de foisonnement vont donc devoir être réparties et reliées entre elles pour assurer un minima de répartition (entre pics de production et sous productions, pour ne pas dire absence…). Comment faites-vous sans réseaux !? Si de plus, pour être cohérentes, les flux sont régulièrement à transporter sur de longues distances (entre diverses zones européennes) Comment faites-vous sans THT !?
A l’échelle continentale Européenne, le nucléaire français, c’est presque de la consommation locale avec des réseaux à cet effet… Si des flux de la pointe ibérique et de la botte italienne conséquents doivent être transportés vers l’Europe du Nord à certaines époques (et l’inverse également), cela ferait aussi un sacré maillage de THT !?
Tout est dit avec malice et dans la langue du politiquement correct qui s’impose à l’auteur. Il démontre sans ambiguité une évidence , à savoir que la multiplication des lieux de production d’électricité renouvelable de plus ou moins forte puissance génère en conséquence la multiplication des réseaux de raccordement en rendant la gestion technique et financière de plus en plus complexe. Rien d’anormale sauf que sous la pression ambiante du tout renouvelable compris le plus souvent par le public comme peu cher ( le vent et le soleil : il y en aura toujours et c’est gratuit!) ces défenseurs se bien gardés, et ils continues, de nier les surcoûts de l’extension des réseaux sans jamais les intégrer dans le coût final que doit payer le consommateur (ou le contribuable) d’électricité. Et voila le tour de passe passe qui permet d’affirmer que l’électricité renouvelable est bien moins cher que le nucléaire par exemple (sic) sans pour autant renoncer aux avantages/subventions par le prix garanti et l’achat garanti de sa production au détriment des autres producteurs.
victor qui continue de gober toute la propagande en oubliant les règles de base : c’est bien les grandes puissance comme le nucléaire qui oblige le renforcement à outrance de notre réseau alors qu’au contraire en produisant enfin proprement, sans dangers et sans déchets au plus prêt des lieux de consommation avec les ENR on équilibre ledit réseau et on limite tres fortement le pertes réseau
Oups: « ils continuent » en bon français.
Il est précisé : « Une croissance de 10 à 40% des réseaux régionaux,
plus forte dans les scénarios allant vers 100% d’énergies renouvelables » P 17 de https://assets.rte-france.com/prod/public/2022-02/BP50_Principaux%20re%CC%81sultats_fev2022_Chap10_reseaux.pdf
Merci pour ce lien où l’étude montre clairement les investissements massifs qui seront nécessaires et qui oscillent en moyenne entre 7 à 8 milliards d’€ minimum par an. Rien de révolutionnaire mais il faut en avoir conscience et ne pas mentir aux consommateurs .
Après analyse du rapport RTE de 625 p
scénario M0 100% renouvelable ci après montants des investissements en milliards d’€ à l’horizon 2050 repris en page 496
ENR intermittentes………………..: 444 Md€
Réseaux……………………………: 352 Md€
Flexibilité (avec Cgaz et batteries) : 132 Md€
Donc la formule est démontrée qui dit qu’1 € investi ds les intermittents nécessite plus d’1 € investi pour les secourir par un bout ou par ailleurs. Au jour d’aujourd’hui, malgré les sommes colossales prévues d’être dépensées pour les réseaux et l’intercommunication, la stabilité de la tension et de la fréquence des réseaux sont loin d’être garanties à l’horizon 2050 !
Toujours ds le rapport RTE extrait du ch 7
7.8 La stabilité de la fréquence du réseau électrique
Les centrales nucléaires, thermiques et hydrauliques délivrent l’énergie au réseau électrique à partir d’alternateurs dont la vitesse de rotation correspond à la fréquence du système électrique. La masse de l’alternateur fournit de l’inertie au système électrique : les déséquilibres entre production et consommation sont compensés par la variation d’énergie cinétique de ces alternateurs. Leur masse permet de limiter la variation de fréquence suite à un déséquilibre.
Les centrales éoliennes et photovoltaïques sont raccordées au système électrique par des solutions d’électronique de puissance. Elles n’apportent pas d’inertie et ne contribuent ainsi pas à la stabilisation de la fréquence du système électrique. Elles fonctionnent actuellement avec des réglages dits «grid-following» plutôt que «grid-forming». Au-delà de certains seuils (suivant le réseau, 60% à 80% de production instantanée de l’éolien et du solaire sur la production totale), la stabilité du système peut être menacée en raison du manque de réglages stabilisateurs.
7.8.1 Des solutions techniques existent pour assurer la stabilité du système électrique à long terme dans les scénarios à très forte proportion d’énergies renouvelables, avec différents niveaux de maturité Le rapport RTE-AIE a déjà exposé que, si plusieurs solutions techniques existent pour surmonter la difficulté résultant de la réduction de l’inertie,
elles se trouvent TOUTEFOIS à DIFFERENTS STADES DE MATURITE !
Et « Le montant des investissements est d’autant plus
élevé que la part d’énergies renouvelables est
importante. Ce résultat découle de la combinaison
de plusieurs facteurs : le déplacement de la production (notamment vers l’ouest), les besoins de
raccordement et de renforcement sur les réseaux
régionaux, et l’importance des dépenses prévisionnelles pour raccorder l’éolien en mer.
À l’inverse, les scénarios reposant sur une relance de
la production nucléaire présentent un coût de réseau
d’autant plus réduit que la localisation et le type de
production sont proches de la situation actuelle. » Page 31 de : https://assets.rte-france.com/prod/public/2022-02/BP50_Principaux%20re%CC%81sultats_fev2022_Chap10_reseaux.pdf