precarite energetique quelles evolutions depuis dix ans - Le Monde de l'Energie

Précarité énergétique : quelles évolutions depuis dix ans ?

Après nous avoir proposé une définition de la précarité énergétique, la chercheuse Adèle Sébert évoque ici son évolution depuis une dizaine d’année. Adèle Sébert est docteure en science économique, rattachée au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé-CNRS UMR 8019, Université de Lille), ses analyses s’appuient sur sa thèse Qualifications et prises en charge de la précarité énergétique. Une analyse économique institutionnaliste, qui a bénéficié d’un financement de l’Agence de la transition écologique (Ademe).

 

L’évolution de la mesure de la précarité énergétique est indissociable de l’évoluation de sa prise en charge, puisqu’une partie de cette mesure est construite par les acteurs de la prise en charge des difficultés d’accès à l’énergie.

Évolution des indicateurs quantitatifs et des autres données statistiques

L’Insee actualise chaque année le taux d’effort énergétique via un modèle statistique. De son côté, le Médiateur National de l’Énergie (MNE), qui est une autorité publique indépendante, actualise l’indicateur de froid ressenti via un questionnaire mené dans le cadre de son Baromètre de l’énergie. Ces actualisations sont intégrées dans les Tableaux de bord de l’ONPE. On constate une tendance à la baisse du nombre de ménages en précarité énergétique en 2020 au sens du taux d’effort (11,7%) notamment en raison d’un hiver plus doux, d’aides exceptionnelles versées dans le cadre de la crise sanitaire, faisant progresser le revenu des plus modestes, ainsi que de la baisse des prix du fioul et du carburant. Étant donné le contexte actuel (hausse des prix de l’énergie et hiver plus froid), cette tendance pour l’année 2021, et surtout pour l’année 2022, risque de s’inverser. Depuis 2010, corrigé des variations saisonnières, l’indicateur de taux d’effort énergétique fluctue entre 11,7% et 13,9%. Pour sa part, le MNE constate une hausse du nombre de personnes déclarant avoir eu froid chez elles le précédent hiver 1. Pour 2020, cela concernait 20% des répondants.

Les indicateurs de quantification ne permettent pas de statuer quant à l’amélioration de la situation des précaires énergétiques au cours de ces deux dernières années. La construction des indicateurs de quantification rend difficile la comparaison des niveaux de précarité énergétique dans le temps car l’actualisation des données relatives aux difficultés d’accès à l’énergie n’est pas annualisée pour tous les indicateurs et parce que ces indicateurs captent mal les comportements d’autorestriction. Tout au plus, peut-on dire que l’indicateur de taux d’effort énergétique est plutôt stable ces dernières années2 mais que, selon les données du Médiateur National de l’Energie, de plus en plus de Français déclarent avoir froid chez eux et restreindre leurs consommations d’énergie. Dans le Tableau de Bord de l’ONPE de cet automne 2022, l’étude les indicateurs de contexte et de suivi des dispositifs révèle que les tendances observées auparavant s’accentuent : augmentation du nombre d’interventions pour impayés (tendance qui s’observe depuis 2018), augmentation des préoccupations des Français concernant les factures d’énergie, stabilité des ménages bénéficiaires du FSL parmi les clients des fournisseurs d’énergie (et non plus baisse), recours aux aides des CCAS pour payer les factures…

Évolution de la prise en charge

Dans mes recherches, pour compléter les analyses par dispositifs et qui relèvent de l’évaluation de politique publique, j’étudie la complexité de la précarité énergétique à partir d’une analyse, depuis les années 1970, de la succession des changements institutionnels concernant l’accès des ménages à l’énergie (création et modification de dispositifs, lois, normes, programmes…).

Si l’on remonte à une période antérieures aux années 2010, on peut dire que jusqu’à l’ouverture à la concurrence de la fourniture de l’électricité et du gaz à la fin des années 1990 au niveau européen, la prise en charge des difficultés d’accès à l’énergie est essentiellement perçue comme relevant de la question sociale. Avec l’ouverture à la concurrence, et son effectivité en France au milieu des années 2000, c’est un consommateur d’énergie qui est concerné par les difficultés d’accès à l’énergie, mais leur prise en charge reste présentée dans le cadre du service public de l’énergie (réaffirmé dans la loi en 2000)3. La décennie 2010 est marquée par l’application des deux lois Grenelle et les recompositions suite à la reconnaissance légale de la précarité énergétique au sein des trois domaines d’intervention (fourniture, lutte contre la pauvreté et exclusion, rénovation). On peut citer entre autres choses : le renforcement des protections spécifiques en matière de continuité de la fourniture d’énergie, le renforcement des procédures en cas d’intervention pour coupure, la mise en place d’une trêve hivernale de l’énergie, l’obligation pour tous les fournisseurs de se doter d’un correspondant solidarité-précarité, la modification de la tarification sociale (passage des tarifs sociaux de l’électricité et du gaz au chèque énergie), le renforcement des dispositifs d’aides financières et techniques pour la réalisation de travaux de rénovation, l’obligation des fournisseurs de réaliser des actions d’économies d’énergie à destination de ménages considérés comme précaires énergétiques… Remarque, la précarité énergétique, nommée comme telle ou abordée via la figure du consommateur d’énergie avec des difficultés, n’est pas systématiquement mentionnée dans tous les changements institutionnels qui ont eu lieu depuis 2010.

Ces changements institutionnels se couplent à la mise en place d’un ensemble de programmes et lois en matière d’énergie. La prise en charge de la précarité énergétique se fond dans la dynamique institutionnelle, nationale et européenne, propre à la politique énergétique. Celle-ci connaît deux moteurs de changements pour ce qui concerne l’accès à l’énergie des ménages : le fonctionnement de l’activité de fourniture d’énergie et la transition énergétique (et ses objectifs en termes de bouquet énergétique, d’économies d’énergie et de réduction des émissions de gaz-à-effet de serre). En effet, alors que la reconnaissance légale de la précarité énergétique n’est pas assortie d’objectifs chiffrés en matière de politique publique, la lutte contre la précarité énergétique est, elle, inscrite aux côtés d’autres objectifs de la transition énergétique telle qu’elle a été définie, en France, dans la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) de 2015. La reconnaissance légale de la précarité énergétique, concomitamment à l’intégration plus poussée de la question écologique à l’agenda politique dans les années 2010, déplace à nouveau la prise en charge des difficultés d’accès à l’énergie : elle n’est plus strictement sociale ou énergétique, mais à la jonction des deux.

Globalement depuis 10 ans, la prise en charge de la précarité énergétique est marquée par les évolutions de l’action publique et des formes d’action qu’elle implique pour l’ensemble des acteurs publics et privés issus de différents domaines d’intervention. Les dispositifs, lois et normes mis en place construisent une figure du précaire énergétique façonnée par rapport aux obligations du service public de l’énergie mais aussi, et c’est une nouveauté, par rapport aux obligations du service public de la performance énergétique de l’habitat (SPPEH) dont les missions portent sur les aspects informationnels de la réalisation d’une rénovation énergétique. Les prémices de ce nouveau service public ont été élaborées au cours des années 2000 et consolidées au cours des années 2010, conduisant à un service public qui a un nom depuis 2022 (FranceRénov). Ce dernier s’est donc construit en même temps que le renforcement du service public de l’énergie (en fait électricité) et la reconnaissance de la précarité énergétique en tant que problème public. Aucun de ces deux services publics n’est dédié à la précarité énergétique: ils s’adressent à des usagers, consommateurs, ménages et non à des précaires énergétiques. Néanmoins ils donnent une clé de compréhension des autres dispositifs créés dans les différents domaines d’intervention pour prendre en charge la précarité énergétique.

La reconnaissance de la précarité énergétique en 2010 marque un tournant dans l’action publique et collective car elle fait advenir un nouveau « statut », au moins dans les textes. Mais il a fallu ensuite en délimiter les contours afin de concevoir de nouveaux dispositifs ou perpétrer ceux qui existaient, d’autant que ces derniers ont contribué à la reconnaissance légale du phénomène 4. Cette reconnaissance de la précarité énergétique est également un point d’étape car elle entérine, voire légitime et renforce, des logiques d’action déjà menées auparavant. Mais elle rend aussi possible la présence de nouveaux acteurs (par exemple des acteurs de la rénovation énergétique) qui ont à présent un « public », ou un débouché, qui est créé dans les textes. Au regard de ces éléments, la reconnaissance de la précarité énergétique en 2010 apparaît autant comme un tournant que comme un point d’étape dans l’institutionnalisation de la prise en charge des difficultés d’accès à l’énergie pour les ménages.

1 Le Médiateur National de l’Énergie, 2022, Rapport d’activité, 128p.

2 CGDD, 2021, La précarité énergétique en 2019 : léger repli estimé, Service de l’économie verte et solidaire, Théma, 4p.

3 Loi n°2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité.

4 Bafoil François, Fodor Ferenc, Le Roux Dominique, 2014, Accès à l’énergie en Europe : les précaires invisibles, Presses de Sciences Po, Paris, 388p.

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