Privatisation de Saudi Aramco : et le climat dans tout ça ?
Article signé Thibault Laconde. Etude à retrouver sur le site Callendar.
Début décembre, Saudi Aramco a fait son entrée à la Bourse de Riyadh. Attendue depuis près de 4 ans, la privatisation partielle de la compagnie pétrolière nationale saoudienne a enchaîné les accrocs et les contretemps.
L’entreprise avait renoncé à être cotée dans une bourse internationale et ses actionnaires devraient se recruter principalement parmi les investisseurs locaux ou des fonds d’investissement « amis » venus de Russie ou de Chine.
Les fonds internationaux ont eu bien des raisons de bouder l’opération : le prix jugé trop élevé, la vulnérabilité des installations face à des attaques comme celles de septembre, la crainte d’une instrumentalisation politique de l’entreprise… Il y a cependant un autre risque qui n’a, apparemment, pas été pris en compte : l’effet du changement climatique sur l’activité de Saudi Aramco.
Trop chaud pour produire du pétrole ?
Les infrastructures exploitées par les compagnies pétrolières ont une durée de vie longue, les construire ou les modifier coûte très cher. Elles sont donc vulnérables à une évolution du climat qui rendrait obsolète les hypothèses utilisées à leur conception.
Et comme les procédés pétroliers sont complexes et très interdépendants, la défaillance d’un équipement sensible peut avoir des effets disproportionnés et menacer le fonctionnement d’une installation beaucoup plus vaste voire de l’ensemble de l’ensemble des activités avales.
Il n’est donc pas inutile de se demander s’il dans les installations pétrolières des équipements dont le fonctionnement peut être perturbé par l’évolution du climat.
Pour la température, la réponse est oui : de nombreuses infrastructures utilisées dans le transport et le raffinage des hydrocarbures sont sensibles aux fortes chaleurs.
La liquéfaction du gaz en vue de son transport est un bon exemple : elle nécessite de le refroidir jusqu’à -162°C. Il est facile de comprendre que plus la température ambiante est élevée plus cette opération est difficile à réaliser.
Les trains de liquéfaction sont dimensionnés pour fonctionner jusqu’à une température maximale et les adapter à des température plus élevées n’a rien d’évident.
Quand on sait que la température moyenne en Arabie Saoudite augmente de l’ordre de 0.5°C par décennie depuis les années 1980, il est est probable que les seuils de température seront de plus en plus souvent dépassés.
Le même problème se pose évidemment pour d’autres systèmes de réfrigération, par exemple les unités de condensation dans les raffineries. Et d’autres équipements sont sensibles à la température, par exemple les séparateurs et les infrastructures électriques.
Les incidents dans ce domaine ne sont pas de la science fiction : pendant l’été 2017, un transformateur a pris feu dans une raffinerie située sur la côte de la Mer Rouge apparemment à cause de la chaleur.
Température moyenne à l’horizon 2020-2050 comparée à 1976-2005 pour le scénario RCP8.5 (gauche) et RCP4.5 (droite) |
La hausse de la température a aussi un effet indirect sur l’industrie pétrolière au travers de ses travailleurs. L’effet négatif de la chaleur sur la productivité et la santé est bien connu mais il est particulièrement important dans un pays comme l’Arabie Saoudite qui est déjà soumis à des températures extrêmes.
Dans l’est de l’Arabie Saoudite, où se trouvent les principaux gisements exploités par Saudi Aramco, la température pourrait dépasser 50°C plusieurs jours par an d’ici une dizaine d’années. Avec de telles vagues de chaleur, intervenir en extérieur devient pratiquement impossible.
D’ailleurs, la réglementation saoudienne interdit le travail à l’extérieur lorsque la température dépasse 50°C et entre 12h et 15h en été (mais cette dernière règle ne s’applique pas dans le secteur pétrolier).
Trop d’eau… ou pas assez
L’Arabie Saoudite a beau ne posséder aucun cours d’eau permanent, les inondations sont considérées comme le principal risque naturel dans le pays. La côte de la Mer Rouge en particulier reçoit régulièrement des pluies violentes qui viennent remplir les oueds et causent des inondations dévastatrices.
Les observations météorologiques montrent une intensification de ces épisodes pluvieux et la tendance devrait se poursuivre.
Certaines des installations exploitées par Aramco sont à proximité immédiate de ces zones à risques : le complexe pétrochimique de Yanbu par exemple a été partiellement inondé en 2011. C’est aussi le cas de Port Arthur, la plus grande raffinerie des États-Unis dont Saudi Aramco a achevé le rachat en 2017 : elle a été inondée en 2016 et 2017, au point que les projets d’extension ont été abandonnés.
Mais même si le changement climatique pourrait apporter plus d’eau sur le territoire saoudien, cette augmentation des précipitation devrait être compensée par l’augmentation des températures donc de l’évaporation.
Dans le meilleur des cas, l’aridité du pays devrait rester à peu près la même alors que sa consommation en eau augmente rapidement et que les ressources fossiles se réduisent.
L’accès à l’eau, indispensable à la production et au raffinage du pétrole, pourrait donc devenir plus compliqué. L’industrie pétrolière saoudienne dépend déjà largement d’usines de dessalement pour son fonctionnement, un mécanisme digne des shadocks : produire du pétrole, le brûler pour produire de l’électricité, utiliser l’électricité pour produire de l’eau, utiliser l’eau pour produire du pétrole…
Il n’est pas évident que ce système soit soutenable sur les prochaines décennies. Et il va dans tous les cas représenter un coût énergétique et financier important.
Et puis il y a bien sûr la hausse du niveau de la mer. Selon les projections, elle devrait être d’une quinzaine de centimètres entre 2030 et 2000. L’impact exact de cette hausse devrait être très important compte-tenu de la faible élévation des côtes saoudiennes.
Dès 2030, par exemple, la péninsule de Ras Tanura pourrait devenir… une île. Or c’est là qu’est situé un des plus importants terminaux pétrolier du pays et une raffinerie d’une capacité de 550.000 barils par jour.
Même si ces installations ne sont pas menacées directement, difficile d’envisager qu’elles puissent continuer à fonctionner comme si de rien n’était alors que leur environnement change à ce point.
Un problème pour Saudi Aramco mais aussi pour les investisseurs
A ce stade, la question que l’on m’a beaucoup posé ces derniers jours est : d’accord, mais qu’est-ce que ça signifie d’un point de vue financier ? Combien de millions ou de milliards de dollars valent ces risques ? Et qu’est-ce que ça signifie sur la valorisation en bourse de Saudi Aramco ?
Franchement, je n’en sais rien : une telle évaluation est pratiquement impossible sans la collaboration de l’entreprise elle-même. Et même si Saudi Aramco reconnaît dans les documents accompagnant son entrée en bourse (p. 21) que le changement climatique peut avoir un impact négatif sur son activité, la compagnie ne communique aucun détail.
Peut-on sérieusement espérer se vendre pour près de 2000 milliards de dollars avec un angle mort aussi gros ?
Et peut-on réellement envisager d’investir dans une entreprise qui ne démontre pas qu’elle connaît et gère ces risques ?
Il me semble qu’il y a là un vrai problème pour les gestionnaires de fonds. Au-delà des pertes que pourraient entraîner ces investissements (et on a vu, par exemple avec PG&E, que les choses peuvent aller très vite), leur responsabilité peut être engagée.
En droit anglo-saxon notamment, les fonds doivent gérer les sommes qui leurs sont confiées en « personne prudente », c’est un composant de ce qu’on appelle leur responsabilité fiduciaire.
Il me parait difficile d’imaginer, en 2020, que quelqu’un d’un tant soit peu prudent et informé accepte de mettre son argent dans une entreprise déjà exposée à un climat extrême si elle ne démontre pas qu’elle est activement engagée dans l’adaptation de son activité à l’évolution du climat.
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