Réflexions sur l’autoconsommation électrique

Prenant acte de la multiplication des sources d’électricité diffuses, le concept d’autoconsommation électrique a été introduit dans le paysage français par la loi « Transition Energétique et Croissance Verte (TECV) » du 17 août 2015, puis précisé par la loi du 24 février 2017.

Son principe repose sur la capacité à décompter les flux électriques entrants et sortants d’un même site (habitation ou bâtiment public ou agricole par exemple) et à établir ainsi un solde de ces flux, demi-heure par demi-heure.

Ce solde fournit l’assiette d’une facturation spécifique. Schématiquement, l’autoconsommation électrique consiste à facturer au prix de vente de l’électricité aux particuliers le solde « électricité consommée – électricité produite » sur chaque pas demi-horaire.

Le dispositif peut être appliqué à un site pris isolément – on parle alors d’autoconsommation individuelle – ou à un ensemble de sites voisins partageant une même source électrique selon des clés de répartition convenues entre les parties – c’est alors l’autoconsommation collective.

Dans le cadre légal ainsi défini, Enedis a été chargée de mettre en œuvre ce nouveau mode de décompte et de facturation de l’énergie électrique rendu techniquement possible par les nouveaux compteurs communicants.

Insistons ici sur une évidence : l’autoconsommation électrique ainsi instaurée par les textes ne modifie en rien les infrastructures de réseau en elles-mêmes, elle ne s’apparente en rien aux notions de réseaux fermés ou privés évoqués dans d’autres cadres.

Visant à infléchir par une incitation tarifaire les flux d’électricité sur les réseaux existants, le nouveau dispositif confère à ces derniers une utilité supplémentaire qui s’ajoute à leur caractère irremplaçable pour assurer la continuité et la qualité de l’énergie distribuée.

L’autoconsommation électrique étend la notion de « circuit court » à l’électricité

Par rapport à la vente totale de l’énergie électrique mise en œuvre depuis le début des années 2000 pour tous les producteurs d’électricité renouvelable, ce nouveau cadre a pu paraître au premier abord complexe et restrictif.

Mais de l’avis de tous il est appelé à connaître un réel succès auprès des consommateurs-producteurs : ainsi 90% des demandes de raccordement de producteurs électriques de faible puissance (inférieures à 36 kVA) sont aujourd’hui formulées dans le cadre de l’autoconsommation.

On dénombrait 46 332 sites en autoconsommation électrique à la fin du 1er trimestre 2019 (source : application Le Mix par Enedis), un chiffre encore modeste mais appelé à croître rapidement au gré d’une législation que l’on pressent de plus en plus incitative et favorable.

Dans l’esprit du législateur, cette nouvelle possibilité offerte aux consommateurs et « petits » producteurs d’électricité permet d’inciter ces derniers à utiliser directement l’énergie produite par leurs propres installations (dans la quasi-totalité des cas des panneaux photovoltaïques).

Autrement dit à synchroniser au maximum leurs usages électriques avec leurs périodes de production, selon l’exemple consacré : faire fonctionner les lave-vaisselle aux horaires de plein ensoleillement.

Dans le cas de l’autoconsommation collective, la même incitation s’applique aux habitations situées dans un périmètre géographique proche de l’installation de production électrique partagée.

Ainsi, par exemple, le village de Langouët (Ille-et-Vilaine) qui conduit dans la durée et à l’échelle de la commune une démarche très globale d’économie circulaire, projette d’appliquer dans ce cadre le principe d’autoconsommation électrique à un lotissement de maisons individuelles au sein duquel seront implantés plusieurs « trackers » solaires performants dont l’énergie sera partagée entre les habitations environnantes.

Autre exemple : le bailleur social Gironde Habitat expérimente depuis plusieurs mois une opération d’autoconsommation collective. Dans ce cadre, les habitants des 60 logements de la résidence « Les Souffleurs » à Bordeaux se voient proposer de « partager » la production électrique des 240 m2 de panneaux solaires posés sur la toiture de leur immeuble.

C’est donc en premier lieu le concept de « circuit court » que les législateurs ont ainsi souhaité nouvellement introduire dans le secteur électrique.

Cependant, compte tenu des caractéristiques propres du secteur et du « produit électricité » (pour les physiciens l’énergie électrique générée en courant alternatif s’apparente à une onde qui se propage plutôt qu’à une marchandise que l’on transporte) il est permis de s’interroger sur la rationalité de cette innovation et de dresser la liste des questions, souvent épineuses, qu’elle soulève potentiellement.

Répondre à l’attrait nouveau pour le « local »

En premier lieu interrogeons-nous sur les fins recherchées.

Réduction des émissions de gaz à effet de serre, réduction du recours aux énergies fossiles, diminution de la part du nucléaire dans le mix électrique, réduction des consommations d’énergie, tels sont les grands objectifs de la loi TECV.

En incitant les consommateurs à mettre en regard consommations et productions locales (qui pourront être scrutées de plus en plus précisément par tous grâce aux compteurs communicants et aux données qu’ils génèrent), il est permis de penser qu’ils seront conduits à économiser et à rationaliser leurs usages et notamment à diminuer ainsi les fameux « pics de consommation » redoutés par les gestionnaires de réseaux.

Ainsi, ils contribueront à réduire ponctuellement l’utilisation des moyens de production coûteux et polluants souvent mis en œuvre lors de ces pics pour faire face aux risques de « black-out ».

L’effet sur le mix électrique et sur la baisse de la part du nucléaire est en revanche plus discutable.

Le Bilan Prévisionnel de RTE dans son édition de 2017 (*) estime qu’à l’horizon 2025 la puissance électrique installée totale en autoconsommation avoisinerait 4000 MW.

Un ordre de grandeur sans commune mesure avec le développement considérable attendu à court terme de la part du renouvelable dans le mix électrique français : la Programmation Pluriannuelle de l’Energie du gouvernement français prévoit, à partir de 2019, un doublement du rythme annuel de mise en service d’électricité renouvelable, le volume serait ainsi porté à 5000 MW (environ 5 réacteurs nucléaires) mis en service en moyenne chaque année jusqu’en 2023.

Au vu de ces volumes, il reste extrêmement probable que cet objectif sera atteint essentiellement au moyen d’installations renouvelables « centralisées », de très grande taille, empruntant massivement les réseaux publics de transport et distribution et donc que l’autoconsommation électrique y prendra une part marginale.

(*)  L’édition 2018 du Bilan Prévisionnel de RTE ne mentionne plus d’estimation du volume attendu d’autoconsommation électrique

Rien à attendre non plus de l’autoconsommation électrique en faveur d’une réduction massive des gaz à effet de serre : il s’agit rappelons-le d’un « circuit court » sans économie de transport routier et dans le cas spécifique du système électrique français sans économie notable de recours à des centrales électriques fossiles déjà très marginales.

Risquons l’idée que le volontarisme des gouvernements, suivi du relatif engouement des consommateurs, repose moins sur la rationalité que sur la tentative de répondre à des attentes sociétales.

Ainsi, l’intention politique des dispositifs d’autoconsommation électrique n’est-elle pas à rechercher du côté du désir, très général et très actuel, de proximité, de participation, d’attrait renouvelé pour le « local » propre à notre temps ?

L’enjeu est loin d’être anodin : force est de constater que les sites industriels de grande dimension, fussent-ils dédiés aux énergies renouvelable, suscitent de plus en plus l’hostilité des riverains et des élus locaux. L’électricité renouvelable de « proximité », dont les retombées économiques, même minimes, sont directement palpables par les riverains, ne rencontre pas les mêmes obstacles.

Les « communautés énergétiques citoyennes », qui figurent en bonne place à l’agenda du « Clean Energy Package » de la Commission Européenne relèvent de la même philosophie politique.

Rien n’est simple, même pas la proximité

C’est donc bien un enjeu d’acceptabilité, selon le terme consacré, qui à la réflexion motive en premier lieu les dispositifs d’autoconsommation électrique.

Mais comme rien n’est simple en matière d’énergie, force est de constater qu’ils sont par ailleurs eux-mêmes potentiellement porteurs de nouveaux débats économiques ou sociétaux.

Passons rapidement sur l’impitoyable postulat qui énonce qu’il ne peut y avoir d’autoconsommation électrique sans compteurs communicants.

Il s’agit là pour certains acteurs d’un dilemme bien embarrassant, propre à semer un trouble inattendu dans nombre de cercles militants, écologistes contestataires ou alternatifs par exemple. L’image prête plutôt à sourire.

Plus sérieuse est la question de la définition de « l’électricité de proximité ».

Le périmètre de l’autoconsommation électrique a été au départ restreint par le critère technique du rattachement à un même poste de distribution publique par la loi du 24 février 2017 (en pratique, en général quelque dizaines d’habitations).

Peu après, dans le cadre des discussions de la loi PACTE, ce périmètre a été récemment redéfini par un critère géographique (ordre de grandeur d’un rayon de 1 km) appelé à être précisé par un décret ultérieur.

La justification profonde du dispositif étant plus sociologique que technique il y a fort à parier que ces discussions ne sont pas épuisées et sont de nature à rejoindre les interminables débats à la « française » sur le meilleur échelon de proximité géographique et social : immeuble ? commune ? groupement de communes ? canton ? département ?

Quel est le périmètre géographique propre à des relations de solidarité et de confiance entre les Français ? Peu de sujets sont aussi éloignés du consensus dans notre pays… La simple évocation de l’ambiance en général délétère des réunions de copropriétés immobilières nous renseigne aussi sur la sensibilité des débats liés à la mise en place d’actifs partagés entre voisins.

Autre sujet de débat, majeur celui-là, est le financement des infrastructures de réseau électrique.

En soustrayant de la facture d’énergie consommée l’énergie « autoproduite », et plus encore en incitant les particuliers à maximiser cette soustraction, ce nouveau mode de décompte de l’énergie prive les gestionnaires de réseaux d’une partie de leurs recettes (tirées à plus des deux tiers de la quantité d’énergie transitant sur leurs réseaux).

Ainsi, dans le cas – entièrement théorique – où une habitation s’alimenterait aujourd’hui à 100% en autoconsommation électrique elle ne générerait plus que 30% environ des recettes actuelles d’entretien du réseau qui l’alimente.

Or, contrairement à la plupart des producteurs d’électricité, les charges des gestionnaires de réseaux ne sont en rien proportionnelles à l’énergie transitée.

Ces dernières consistent, schématiquement, à maintenir, développer des infrastructures industrielles complexes et sensibles pour le pays, au moindre coût et garantissant une électricité de qualité. L’autoconsommation ne génère aucune économie démontrable pour ces activités.

Ainsi, le développement de l’autoconsommation électrique questionne fondamentalement la structure des tarifs d’acheminement de l’électricité (répartition entre la « part puissance » et la « part énergie » du tarif notamment), un sujet lui-même directement connecté à l’évolution du calcul du prix global de l’électricité, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est déjà par ailleurs éminemment complexe et intensément débattu.

L’énergie électrique est avant tout un bien de première nécessité

A l’instar du courant « locavore » pour l’alimentation, l’autoconsommation électrique résulte donc de la volonté des législateurs européens et nationaux de traduire dans le secteur électrique la tendance sociétale de fond de notre époque de retour vers le « local ».

L’ « électricité de proximité » ainsi encouragée et favorisée ouvre la voie d’une approche radicalement nouvelle – et donc passionnante en soi – de la production et de l’acheminement de l’électricité, même si elle présente à ce jour des avantages discutables sur les plans économiques et environnementaux.

Plus généralement l’autoconsommation électrique s’inscrit dans la continuité des grandes réformes du secteur électrique intervenues depuis le début des années 2000, qui ont vu se succéder la mise en place de mécanismes de marché, l’unbundling, l’intégration et la gestion de nouveaux sites renouvelables foisonnants, l’essor de la mobilité électrique…

Ces évolutions majeures d’un secteur industriel séculaire se sont enchaînées à un rythme rapide et ont toutes procédé de la même injonction : il s’agissait de plier au jeu des impératifs politiques et sociétaux du moment l’outil industriel.

Pour les observateurs avisés, cette longue séquence de mutations qui se poursuit aujourd’hui n’est pas allée sans mobiliser des ressources économiques considérables, en termes de réorganisations ou de systèmes d’informations par exemple.

En contrepoint de cette tendance historique nous risquons ici en conclusion un modeste rappel de la nature essentielle du « produit électricité » : indispensable pour s’éclairer, s’informer, communiquer, travailler, voire cuire ses aliments ou se chauffer dans de nombreux cas il est indissociable d’une vie digne dans nos pays développés.

L’énergie électrique n’est-elle pas avant tout un bien de première nécessité dont les qualités premières pour ses utilisateurs sont la qualité et le prix ?

 

 

 

commentaires

COMMENTAIRES

  • Bonjour Ivan,

    Merci pour cet article, toujours argumenté et bien écrit. Quelques petits oublis quand même selon moi :
    – Aujourd’hui les clients d’un systèmes d’auto-consommation collective paient l’intégralité du TURPE (Tarif d’Utilisation du réseau Public de l’Electricité) … et ils contribuent donc pleinement au financement et à l’exploitation du réseau. Les promoteurs de ces systèmes, dont bon nombre de collectivités locales et leurs groupements (dont les SDE et leurs SEM) souhaiteraient effectivement un TURPE réduit, qui permettrait à la fois de poursuivre la contribution au fonctionnement du réseau (indispensable) et la création d’un contexte économique favorable qui n’est pas du tout présent aujourd’hui… mais cette demande est pour le moment restée sans réponse… la faute au lobby des gestionnaires de réseau de distribution ?
    – L’autoconsommation collective basée du photovoltaïque est aujourd’hui le seul dispositif d’énergie renouvelable qui ne bénéficie en France d’aucun complément de rémunération et donc d’aucune aide publique … ce qui relativise sérieusement le soutien à ce type de montage apporté par les autorités publiques.
    – Pour affirmer que ces systèmes n’apportent aucun service et bénéfice au réseau … il faudrait déjà pouvoir l’évaluer. Aujourd’hui, au vu du nombre infinitésimal de projet de ce type, je ne pense pas que cela soit possible.

    David Clausse, Directeur du SDE35

    Répondre
  • réponse à David Clausse :

    bonjour David, mon propos au travers de cette publication est de poser les enjeux en tentant d’être le plus rationnel et le plus pédagogique possible car il faut bien avouer que sur nos sujets énergétiques les passions peuvent parfois l’emporter sur la raison, de manière assez étonnante d’ailleurs. Ton commentaire contribue à cet objectif d’aborder tous les sujets et points de vue, notamment celui des aides publiques à l’autoconsommation que je n’ai effectivement abordé que sous l’angle des réseaux et pas globalement. Pour ce qui est du TURPE et du rôle des lobbys nous aurons sans doute le plaisir d’échanger nos points de vue directement un de ces jours…;)))

    Répondre
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