Le système électrique français dans la crise : heurs et malheurs de ses acteurs

L’épidémie de Covid 19, en ébranlant nos schémas sociaux et économiques, jauge leur robustesse et fait apparaître leurs lignes de faille.

Des évolutions jusque là présentées et acceptées comme allant dans le sens du progrès (par exemple, l’apanage de la concurrence en tous domaines), sont ainsi regardées, au prisme de l’épreuve, avec davantage de circonspection.

Ainsi en France, dans le domaine de l’énergie et singulièrement dans le secteur électrique, des mécanismes préjudiciables, mais peu connus, deviennent visibles, tant leur application conduit à des excès manifestes, dans cette situation de crise.

Hélas, il est à craindre que l’opinion, fort préoccupée -et à raison- par l’épidémie, ne tire guère les leçons de ces émergences et qu’en la matière, l’après risque bien de ressembler à l’avant. Des intérêts puissants y veilleront.

Symptômes inédits

« Crash test » tel est le vocable moderne pour désigner le processus censé éprouver la résilience d’un système.

Mais cette fois l’épreuve réelle a précédé le test et le choc a eu lieu, grandeur nature, le « covid 19 » ayant percuté, en même temps (!), les pans humains et matériels de notre société et au delà de l’ébranlement encore à l’œuvre, l’effet de traîne risque bien de mériter son nom, dans une forme majuscule cette fois.

L’épreuve traversée est un redoutable moment de vérité pour nos schémas d’organisation, en particulier pour celui afférent au domaine de l’énergie. Plus que d’autres éléments parlants, le passage en négatif des prix du pétrole a montré, que ce qu’on tenait pour impensable, était en fait un impensé, qui pouvait effectivement advenir quand certains déterminants s’alignaient.

Certes, l’histoire récente et moins avait montré que de profondes et rapides fluctuations des cours du brut étaient possibles, mais on découvre à l’occasion, entre autres biais, que le système pétrolier ne savait pas ralentir…..ce qui donne, en la matière, sa saveur amère à la notion de « crash-test ».

Lumière et ombres

Jusqu’ici, bien peu en Europe se sont émus, que les cours de l’électricité, autre fluide pas moins vital que l’or noir, connaissent depuis des années, régulièrement, mais de plus en plus fréquemment, des accès dépressifs. Ils se traduisent également par des prix négatifs sur les marchés de gros…c’est-à-dire que des producteurs, paient des acheteurs du marché, pour qu’ils acceptent d’enlever un surplus fatal (sans d’ailleurs que cette aubaine soit forcément répercutée, en aval, à leurs clients….).

En la matière, la crise actuelle aura au moins le mérite, en les exacerbant, de mettre à jour des mécanismes délétères à l’œuvre.

Procédant du même déséquilibre « production/consommation », que pour le pétrole, les biais sont ici plus difficile à appréhender, car à la fois structurels et conjoncturels.

L’éclairage porté sur le système électrique français, en pleine mutation due aux bouleversements affichés de ses paradigmes, révèle les faiblesses du nouveau schéma choisi. S’amplifie, en particulier un caractère largement hasardeux, qui met à mal l’économie du cœur du processus, en favorisant outrancièrement des marges envahissantes.

Qu’il s’agisse des modes de production « nucléaire versus renouvelables » ou de la commercialisation de l’électricité « EDF versus ses concurrents », la crise traversée pointe, avec acuité, des travers fondamentaux, et à ce titre, pourrait bien nous dessiller. Nous étions jusque là très peu critiques sur les changements fondamentaux qui s’opèrent actuellement dans ce secteur vital, préférant, sans réfléchir plus avant, nous réjouir de la prolifération des offres électriques et de vite chercher à en profiter.

Une mécanique implacable

Les productions renouvelables (vent et soleil en premier lieu) bénéficient d’une priorité d’accès au réseau, c’est-à-dire qu’elles peuvent s’y déverser (et s’en retirer) en toutes circonstances, au bon vouloir d’Eole et de Râ, sans tenir compte des besoins du moment.

En situation, pour préserver l’équilibre « offre / demande » et donc la stabilité physique du réseau, les producteurs déjà « en ligne » doivent diminuer leur fourniture pour faire place aux entrants prioritaires, et symétriquement l’accroître lorsque ceux-ci s’effacent.

Ces productions renouvelables sont rétribuées hors marché (à prix fixés ou compléments de rémunération, définis par arrêtés ministériels) à des conditions contractuelles établies sur la longue durée (jusqu’à 20 ans) et qui garantissent une rémunération avantageuse des investissements. Il s’agissait au départ, coûte que coûte, d’inciter au développement de ces filières….mais le processus à l’œuvre depuis 2001 !

EDF, transformée par la loi en « acheteur obligé » de ces productions, est compensée par l’Etat (insuffisamment et avec retard) sur la base de l’écart entre le prix stipulé dans les contrats et les conditions de marché du moment.

C’est donc le contribuable qui, in fine, paie cette patente, mais longtemps, c’est le client d’EDF (et des régies) qui l’a fait, via sa facture d’électricité sur laquelle figurait une CSPE (1), en large partie dédiée.

Si la CSPE figure toujours sur les quittances d’électricité, maintenue à son dernier (et plus haut) niveau de 2017, elle est devenue une simple taxe sur la consommation (comme pour l’alcool ou le tabac,…) versée directement au budget de l’Etat, elle n’est plus fléchée vers le soutien aux renouvelables.

Le financement des renouvelables électriques est désormais assuré par un « Compte d’Affectation Spéciale-Transition Energétique » du budget de l’Etat, qui s’alimente essentiellement, à la hauteur des besoins, sur le produit de la TICPE (2) sur la part des recettes de cette taxe qui revient à l’Etat.

Aujourd’hui, c’est donc lorsqu’on fait le plein de gazole ou de super, qu’on finance l’essentiel de l’appui de l’Etat aux renouvelables électriques, via la taxe carbone portée par la TICPE (et ses sœurs TICGN(3) et TICC(4)).

Mais la moindre consommation de carburants, du fait de la crise sanitaire, va réduire d’autant les recettes de la TICPE, lesquelles se verront pourtant ponctionnées plus lourdement, par le truchement des mécanismes de soutien décrits plus haut.

Un vrai hiatus, qu’une fois de plus, le consommateur-contribuable sera amené à résoudre, car on imagine mal qu’on puisse demander cet effort à ceux qui investissent dans les renouvelables, l’Exécutif, depuis le début de la crise, annonçant que ce secteur, non seulement sera préservé, mais qu’il constituera la colonne vertébrale de la reprise !

Un processus qui diverge

Dans les conditions actuelles d’écroulement de la demande d’électricité, l’écart entre les prix contractuels et les prix de marché est devenu considérable et la mécanique de rémunération des producteurs renouvelables fait, que, pour qu’elle soit maintenue, le soutien de l’Etat doit s’accroître à due proportion. Autant dire que pour eux, la crise est transparente, sans que cette bonne fortune trouve son pendant dans un service insigne rendu au pays.

S’enclenche même une réaction en chaîne, car dans cette période de faible demande, le vent et le soleil se sont montrés, en moyenne, plutôt généreux, dopant encore davantage la proportion de courant renouvelable injecté.

En conséquence, sur le marché de l’électricité, où via un travers structurel peuvent « concourir » des productions renouvelables prépayées (voir supra), les effets de cette situation d’abondance relative ont été nettement accentués.

En effet, la rémunération des autres contributions (hydraulique, gaz, nucléaire), aux coûts bien réels celles-là, diminue corrélativement par un double effet, de déplétion supplémentaire des cours et d’accroissement de la chute des ventes.

Plus pervers encore, l’accroissement relatif de la proportion de courant « renouvelables » dans la fourniture accroît potentiellement l’instabilité du système électrique. Le gestionnaire, pour conserver en permanence une marge de sécurité, doit maintenir en ligne, une réserve tournante de moyens pilotables, capable de compenser rapidement les fluctuations dues à l’intermittence des renouvelables.

Cette configuration conduit, dans de nombreuses situations, à un surplus de production et donc à l’effondrement des cours, jusqu’à des prix négatifs, voire profondément négatifs (depuis le début de cette l’année, cette situation s’est produite à plusieurs reprise).

Les « alternatifs » malades de l’ARENH (7)

On nomme désormais « alternatifs » les compétiteurs d’EDF (5), ce qui est en soi très significatif, laissant penser qu’on propose vraiment un autre schéma, alors que cette concurrence possède un caractère des plus artificiel. L’électricité qu’ils commercialisent est, en effet, très largement de source EDF, soit via l’ARENH (voir infra), soit achetée sur un marché où EDF producteur reste dominant, y vendant sa propre production et celle des renouvelables, via les mécanismes déjà décrits.

Mais c’est encore un pastiche, ad hoc, d’une célèbre fable de La Fontaine qui permet, le mieux, d’introduire le sujet : le principe d’ARENH et ses déviances :

 

Un mal qui répand la terreur,

Mal que Bruxelles en sa fureur,

Suggéra pour punir un crime délétère (a).

L’ARENH, puisqu’il faut l’appeler par son nom,

Capable en un jour d’enrichir à millions,

Faisait à EDF, la guerre.

………………………….

(a) crime de lèse concurrence

 

C’est en effet, un autre biais préexistant du système électrique national, qui a été davantage mis en lumière par la crise, et qui, désormais, se présente, pour les « alternatifs » à front renversé, alors qu’ils avaient pris l’initiative de regimber, trop habitués à voir EDF céder, faute de soutiens.

Pour fournir du grain à moudre à une concurrence, dont le système électrique français et surtout ses clients s’accommodaient parfaitement de l’absence, les compétiteurs d’EDF se sont vus attribuer par la loi, dite NOME (6) de 2011, via un mécanisme dit d’ARENH, l’accès à 100 TWh de sa production nucléaire (en gros, un quart les bonnes années, plutôt un tiers actuellement, voire davantage encore, avec la crise) au prix de 42 €/MWh, jamais révisé depuis dix ans, insuffisant pour couvrir les coûts de production d’EDF (lesquels sont allés croissant dans l’intervalle).

En fonction de leur évaluation de l’évolution des prix des marchés de gros sur lesquels ils s’approvisionnent, les « alternatifs » peuvent réserver une partie de cette manne-ARENH.

Ces dernières années, comme les prix de marché étaient orientés à la hausse, il y avait bousculade pour réserver ces kWh peu chers, les arbitrages se faisant (par la CRE (8)) au prorata du poids des portefeuilles clients des compétiteurs.

L’an passé, la somme des demandes excédant largement les 100 TWh, les « alternatifs » ont poussé très fort pour que le quota soit augmenté à 150 TWh, désir que l’Exécutif n’a pas exaucé. Un répit pour EDF donc, mais qui pourrait bien être de courte durée, les projets d’un ARENH généralisé étant en gestation (comprendre, entre autres évolutions majeures, qu’EDF n’aurait plus un accès prioritaire à sa propre production nucléaire, devenue bien commun… !).

A noter, point essentiel, que la loi NOME incitait les « alternatifs » a développer leurs propres outils de production, une disposition très peu suivie d’effet, leur contribution étant extrêmement marginale, l’appui sur EDF étant tellement plus commode !

Dans l’intervalle, survient la crise provoquée par le Covid 19, et sur le champ de l’ARENH, l’ensemble des cartes est rebattu. Les prix de marché s’effondrent et les « alternatifs » se trouvent marris d’avoir réservé des quantités d’électricité à 42 €/MWh, alors qu’ils pourraient s’approvisionner à bien meilleur marché (20 €/MWh, voire 10 €/MWh), sur ledit marché effondré !

Ils ont alors souhaité que s’active la clause de « force majeure », ce qu’EDF a logiquement refusé.

Il est important de noter que, pour les « alternatifs », devoir honorer les promesses d’achat d’ARENH ne conduit, dans la situation actuelle, qu’à un manque à gagner et non à une perte.

Les offres des « alternatifs »à leurs clients se situent en effet juste un peu en dessous des TRV(9) pratiqués par EDF (lesquels ont été récemment relevés à dessein, avec l’accord de la CRE) et un achat de gros au niveau ARENH ménage, sans changement, la marge escomptée, crise ou pas.

La CRE n’a pas retenu le « cas de force majeure » et le Conseil d’Etat a rejeté la requête des « alternatifs », même notre Ministre E.Borne a pris position en faveur d’EDF : « Cela reviendrait finalement à faire peser sur EDF la totalité des risques. Il y a un problème de principe ».

Néanmoins, les « alternatifs », pugnaces, ont saisi les juridictions commerciales, entre autres motifs, que l’Etat producteur (via ses 85% au capital d’EDF) serait favorisé par l’Etat régulateur.

Mais dans la situation actuelle, où EDF, qui n’a pas vocation à devenir un assureur en dernier recours, est également frappée durement par la crise, l’opinion pourrait bien ne goûter que modérément cette rage des « alternatifs » à vouloir mordre la main qui les alimente.

Mais, retour à Jean de La Fontaine, sa fable chute sur des vers universels : « suivant que vous serez puissant ou misérable (comprendre ici, influent ou vulnérable), les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir ».

A suivre donc….

 

 

  • CSPE : Contribution au Service Public de l’Electricité.
  • TICPE : Taxe Intérieure de Consommation sur les Produits Energétiques.
  • TICGN : Taxe Intérieure de Consommation sur le Gaz Naturel.
  • TICC : Taxe intérieure de Consommation sur le Charbon.
  • Les compétiteurs d’EDF : plus de 25 aujourd’hui, qui annoncent des tarifs moins élevés que les TRV (Tarifs Règlementés de Vente) que l’Etat impose à EDF…et surtout un courant prétendument plus vert.
  • Loi NOME : pour Nouvelle Organisation du Marché de l’Electricité (promulguée en 2011).
  • ARENH : Accès Régulé à l’Energie Nucléaire Historique.
  • CRE : Commission de Régulation de l’Energie (anciennement, de l’Electricité).
  • TRV : Tarif Régulé de Vente, fixé par l’Etat, qu’EDF (et les Régies) sont tenus de proposer à leurs clients.

 

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